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Il est parfois des poèmes qui s'offrent certains jours,
et que l'on reçoit comme des pavés lourds
qui pèsent dans notre tête,
et puis une nuit
de celles dont on croit
qu'elles ne connaîtront jamais l'aurore,
ces poèmes reviennent au Cœur de nous-même,
comme une graine enfouie dont la fleur s'est accomplie,
et nous offrent des ailes légères comme sont les pétales,
qui parfument notre nuit
qui reçoit alors
la clarté de l'aurore ...

celui ci de Victor Hugo est de ces poèmes là
et dans mon Cœur je le reçois tel un Mets délicat



La plume, seul débris qui restât des deux ailes
De l'archange englouti dans les nuits éternelles,
Etait toujours au bord du gouffre ténébreux.
Les morts laissent ainsi quelquefois derrière eux
Quelque chose d'eux-même au seuil de la nuit triste,
Sorte de lueur vague et sombre, qui persiste.

Cette plume avait-elle une âme? Qui le sait?
Elle avait un aspect étrange; elle gisait
Et rayonnait; c'était de la clarté tombée.
Les anges la venaient voir à la dérobée.

La plume du plus grand des anges, rejeté
Hors de la conscience et hors de l'harmonie,
Frissonnait, près du puits de la chute infinie,
Entre l'abîme plein de noirceur et les cieux.

Tout à coup un rayon de l'œil prodigieux
Qui fit le monde avec du jour, tomba sur elle.
Sous ce rayon, lueur douce et surnaturelle,
La plume tressaillit, brilla, vibra, grandit,
Prit une forme et fut vivante, et l'on eût dit
Un éblouissement qui devient une femme.
Avec le glissement mystérieux d'une âme,
Elle se souleva debout, et, se dressant,
Eclaira l'infini d'un sourire innocent.

L'archange du soleil, qu'un feu céleste dore,
Dit: « De quel nom faut-il nommer cet ange, ô Dieu? »

Alors, dans l'absolu que l'Etre a pour milieu,
On entendit sortir des profondeurs du Verbe
Ce mot qui, sur le front du jeune ange superbe
Encor vague et flottant dans la vaste clarté,
Fit tout à coup éclore un astre: « Liberté. »

L'ange Liberté plane en l'azur spacieux
On dirait que son oeil cherche une issue aux cieux.

L'ange-vierge, à travers les glaciers, blancs décombres,
Vola droit au géant, roi de ces déserts sombres
Dont le jour ne veut pas et qu'il n'a pas reçus.
D'abord elle plana radieuse au-dessus
Du lourd colosse, avec des grands cercles de l'aigle;
Puis s'approchant, lui dit:
« Celui qui juge et règle,
Celui qui fait tout vivre et qui fait tout trembler,
M'a permis de venir ici; je veux parler
A quelqu'un d'effrayant dont seul tu connais l'antre;
Ô géant, ouvre-moi le gouffre, pour que j'entre. »

Le Vieillard de la Nuit resta sourd et muet;
Pas un pli du brouillard pesant ne remuait
Dans cette immensité d'ombre et de solitude;
Seulement, sans que rien troublât son attitude
Et sans qu'un mouvement fit voir qu'il entendit,
La glace sous ses pieds lentement se fendit.
Une crevasse étrange apparut; ouverture
Dont on ne sait quelle horreur qui n'est plus la nature,
Bouche d'un puits livide et morne, escarpement
D'un abîme qui va plus loin que l'élément,
Vision du néant formidable, enfermée
Entre deux murs sans forme où rampe une fumée;
Deuil, brume; obscurité sans fond et sans contour.

La vierge Liberté, blanche et faite de jour,
Sentit le froid du lieu funeste où rien n'existe.
La désolation de ce gouffre était triste
Et profonde; et c'était l'infini de la nuit.

Elle ouvrit sa grande aile où l'azur des cieux luit,
Et, calme, descendit dans cette ombre terrible.

Tout au fond remuait une apparence sombre;
Un fantôme entrevu, submergé, trouble, enfui,
Errant, rampant; c'était le Damné; c'était Lui.

On distinguait un front, des ailes, des vertèbres.

C'était l'archange larve, âme des lieux funèbres,
Mêlant en lui de l'astre avec de l'animal;
C'était l'être sinistre en qui pense le mal;
C'était le criminel que le crime exécute;
C'était plus qu'un esprit tombé; c'était la Chute.
...
La caverne d'en bas de Tout; voilà ce gouffre.
C'était du vide en pleurs et du miasme qui souffre.

L'ange, extraordinaire,
superbe, souriant, descendait.

L'ombre écumait et huait.
L'ange approchait.

Tout fit silence au fond du gouffre sans reflux,
Et rien ne troubla plus l'immortalité morte.

Pareil au goëmon que le flot berce et porte,
Satan dormait toujours.

Dans la nappe de la nuit
Où s'enfonçait son corps de chimère construit,
Ce qu'on entrevoyait, c'était sa face humaine.

Semblable au flocon blanc qu'un vent d'hiver amène,
L'ange arrêta sur lui ses ailes qui flottaient,
Et pleura.

L'on eût dit que ses larmes étaient
De la lumière en pleurs coulant de deux étoiles

_ « O toi! Je viens. Je pleure. Ici, dans les misères,
Dans le deuil, dans l'enfer où l'astre se perdit,
Je viens te demander une grâce,ô maudit!
Ici, je ne suis plus qu'une larme qui brille.
Ce qui survit de toi c'est moi. Je suis ta fille.
Sens-tu que je suis là? Me reconnais-tu, dis?
M'entends-tu? C'est du fond des divins paradis,
C'est de la profondeur lumineuse et sacrée,
C'est de ce grand ciel clair où vit celui qui créé,
Que je viens, éperdue, à toi l'ange enfoui!
Il me laisse descendre au fond des nuits difformes,
Et pour que je te parle, il permet que tu dormes.
Car, Père, pour tes yeux, hélas! Le firmament
Ne peut s'entr'ouvrir qu'en songe seulement!

Je viens te prier, toi qu'on proscrit. Toi qu'on souille,
Je viens avec des pleurs te laver. J'agenouille
La lumière devant ton horreur, et l'espoir
Devant les coups de foudre empreints sur ton front noir!
Entends-moi dans ton rêve à travers l'anathème.
Ne te courrouce point, père, puisque je t'aime!

Mon père, écoute moi. Pour baume et pour calmant,
Pour mêler quelque joie à ton accablement,
Tu n'as qu'à cette heure, en ton âpre géhenne,
essayer que la nuit, la vengeance et la haine;
Essaie enfin la vie, essaie enfin le jour!
Laisse planer le cygne à la place du vautour!
Laisse un ange sorti de tes ailes, répandre
Sur les fléaux un souffle irrésistible et tendre.

Laisse s'envoler l'âme et finir la souffrance.
Dieu me fît Liberté; toi, fais-moi Délivrance! »
...
Tandis que cette vierge adorable parlait,
Pareille au sein versant goutte à goutte le lait
A l'enfant nouveau-né qui dort, la bouche ouverte,
Satan, toujours flottant comme une herbe en l'eau verte,
Remuait dans le gouffre, et semblait par moment
A travers son sommeil frémir, éperdument;
Ainsi qu'en un brouillard l'aube éclot, puis s'efface,
Le démon s'éclairait, puis pâlissait; sa face
Etait comme le champ d'un combat ténébreux;
Le bien, le mal, luttaient sur son visage entre eux
Avec tous les reflux de deux sombres armées;
Ses lèvres se crispaient, sinistrement fermées;
Ses poings s'entre-heurtaient, monstrueux et noircis;
Il n'ouvrait pas les yeux, mais sous ses lourds sourcils
On voyait les lueurs de cette âme inconnue;
Tel le tonnerre fait des pourpres sous la nue.
L'ange le regardait, les mains jointes; enfin
Une clarté, qu'eût pu jeter un séraphin,
sortit de ce grand front tout brûlé par les fièvres.
Ainsi que deux rochers qui se fendent, ses lèvres
S'écartèrent, un souffle orageux souleva
Son flanc terrible, et l'ange entendit ce mot:
« Va! »

Le sanglot de Satan dans l'ombre continue.

« Oh! l'essence de Dieu c'est d'aimer. L'homme croit
Que Dieu n'est comme lui qu'une âme, et qu'il s'isole
De l'univers, poussière immense qui s'envole;
Mais moi, l'ennemi triste et l'envieux moqueur,
Je le sais, dieu n'est pas une âme, c'est un cœur.
Dieu, centre aimant du monde, à ses fibres divines
Rattache tous les fils de toutes les racines,
Et sa tendresse égale un ver au séraphin;
Et c'est l'étonnement des espaces sans fin
Que ce cœur, blasphémé sur terre par les prêtres,
Ait autant de rayons que l'univers a d'êtres.
Pour lui, créer, penser, méditer, animer,
Semer, détruire, faire, être, voir, c'est aimer.
Splendide, il aime, et c'est par reflux qu'on l'adore.
Tout en lui roule; il tient à la nuit par l'aurore,
Aux esprits par l'idée, aux fleurs par le parfum;
Et ce cœur dans son gouffre à l'infini, moins un.
Moins Satan, à jamais rejeté, damné, morne.
Dieu m'excepte. Il finit à moi. Je suis sa borne.
Dieu serait infini si je n'existais pas.

J'aime! Et Dieu me torture, et voici mon blasphème,
Voici ma frénésie et mon hurlement: j'aime!
J'aime à faire trembler les cieux!Quoi!c'est en vain!
Oh! c'est là l'inouï, l'horrible, le divin,
De se dresser, d'ouvrir ses ailes insensées,
De s'attacher, sanglant, à toutes les pensées
Qu'on peut saisir, avec des cris, avec des pleurs,
De sonder les terreurs, de sonder les douleurs,
Toutes, celles qu'on souffre et celles qu'on s'invente,
De parcourir le cercle entier de l'épouvante,
Pour retomber toujours au même désespoir!


Ô misère sans fond! Ecoutez ceci, sphères,
Etoiles, firmaments, ô vieux soleils, mes frères,
Vers qui monte en pleurant, mon douloureux souhait,
Cieux, azurs, profondeurs, splendeurs,
l'amour me hait!

Dieu parle dans l'infini
« Non, je ne te hais point! …..
…............................................
Un ange est entre nous; ce qu'elle a fait te compte.
L'homme, enchainé par toi, par elle est délivré.
Ô Satan, tu peux dire à présent: Je vivrai!
Viens; la prison détruite abolit la géhenne!
Viens; l'ange Liberté, c'est ta fille et la mienne.
Cette paternité sublime nous unit.
L'archange ressuscite et le démon finit;
Et j'efface la nuit sinistre, et rien n'en reste.
Satan est mort; renais, ô Lucifer céleste! »

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Ô mondes du dehors, Dieu rayonne pour tous,
Vos mystères profonds ne regardent que vous.

Victor Hugo,des extraits de la Fin de Satan









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