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"Le temps manquait d'amour. Il se mit à écrire. Le cœur navré mais la main gouvernant avec obstination la plume. Il se mit à écrire comme venait le soir. Sur le pupitre de bois, il y a ce qui suffit à créer un monde : plumes, encre et parchemin. Et la lumière du soir. Et le tremblement de son cœur.

Il se mit à écrire dans la surabondance du silence, dans la désolation des jours. Sa main suivait les emportements de la plume et ses soudains dérapages de bête blessée. Ce qui importait n'était pas tant les mots qui venaient mais le geste d'écrire, d'attendre et d'écouter. Le geste de se pencher.

Dieu, que de solitude autour et à l'intérieur de celui qui écrit. Et en même temps tout devient possible - monde à naître, bruissant d'abeilles - grâce à cette inépuisable solitude. Voilà ce qu'il se dit, l'homme qui se penche et découvre en retenant son souffle ce que la plume a tracé. La page demeure toujours le lieu de l'étonnement.

Il est grave. Il sait qu'au détour d'un mot, il peut rencontrer la beauté. Et nul n'est préparé à cette apparition. Avec sa plume qui piaffe ou qui trébuche, avec l'encre profonde couleur de myosotis et avec sa propre nudité, il aimerait consoler la beauté, apaiser ses chagrins. L'écriture n'est rien d'autre. Il aimerait, avec ce peu de plume et d'encre et le tremblement du cœur, réconforter Dieu, faire sourire le visage de Beauté. Leur montrer, oh très fugitivement, que tous les hommes ne sont pas repus ni tranquilles dans leur imperfection.

Il regarde l'encrier : un puits vertigineux. Il tient en l'air la plume : tout peut advenir. Il est si court, le chemin qui va à l'encre bleue, mais lui peut hésiter et la plume faiblir. Durant ce suspens, il ne réfléchit pas, il ne cherche pas ses mots (les mots se cachent au fond de l'encrier) : il écoute. Il écoute et il ne sait pas encore s'il va persister à écrire ou si la plume voudra se reposer avec la venue du soir.

Dieu lui-même s'est reposé, se dit-il. Mais il ne se sent pas Dieu. Il serait plutôt le plus pauvre, le plus inutile des hommes, de ceux qui n'ont que leurs rêves et leurs mots pour se sentir vivants - et qui, les offrant, paraissent ridicules. Il comprend alors l'étendue de sa solitude : lui, il est prêt à donner ses jours pour une poignée de mots justement assemblés que tous les autres méprisent et jettent. Solitude de batailler pour la beauté, solitude extrême d'être triste pour elle et de vouloir consoler Dieu par le geste fragile de la main qui écrit, par ce geste impérieux de qui s'arrache à la quiète imperfection du monde...

Et la plume reprend le chemin de l'eau bleue et va puiser les mots.

L'homme au vrai n'écrit pas : il mène sa plume boire comme d'autres font se désaltérer leurs chevaux au bord de la rivière.

Et la plume écrit, d'une seule traite, comme sans respirer :

"La femme est le ciel de l'homme."

Il lit ce qui vient de s'écrire. À l'avance il ne sait jamais si c'est une évidence ou une étrangeté.

Maintenant il pose sa plume. Il réfléchit.

Il revoit la rencontre entre l'homme et la femme.

Cela lui paraît comme le choc, l'impossible ajustement entre la mesure de l'homme et la démesure de la femme. A la façon dont le ciel devrait infiniment se pencher, se plier, se mortifier afin d'épouser étroitement la terre.

L'homme cherche et veut savoir, il aime ce qui peut être connu. La femme, avec ce geste d'ouvrir les fenêtres, d'ouvrir grand les yeux, la femme sans cesse demande à élargir la vision, à célébrer l'infini et l'inconnaissable.

L'homme est délimité, précis, et la femme est vaste, sans contours.

Sa main tremblante a renversé l'encrier. Tous les mots sont perdus, croit-il.

Non. Parfois le ciel penche jusqu'à se déverser.

La femme est aussi la grande nuit de l'homme."


extrait du "Manteau de Magnificence" de Jacqueline Kelen



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