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Hymne à la Nuit

de Novalis

Quel être doué d'intelligence n'aime avant tout la Lumière,
merveille des merveilles de l'espace qui l'entoure,
source rayonnante de joie, onde irisée,
omniprésente et douce à l'éveil du jour?

Les vastes mondes stellaires dans leur course incessante
l'aspi­rent tel un principe de vie,
baignant et dansant parmi son flot azuré
- le minéral étincelant l'absorbe, immuable
- le végétal sensible, gorgé de sève
- l'ani­mal ardent, indomptable, multiforme
- et l'homme enfin, superbe étranger à la démarche souple, au regard profond
et aux lèvres délicatement entrou­vertes sur un verbe mélodieux.

Lumière, souveraine de la nature,
qui appelle toute force vive à d'innom­brables métamorphoses,
qui noue et dénoue perpé­tuellement ses alliances
et nimbe de son image céleste toute créature !

Lumière dont la seule présence révèle
la prodigieuse splendeur des règnes d'ici-bas.

Mais
je me tourne vers l'ineffable,
vers la sainte et mystérieuse Nuit.

Le monde gît au loin,
plongé dans un abîme,
ne laissant derrière soi que solitude et déso­lation.
Mon âme vibre d'une profonde mélancolie...
je veux m'épandre en gouttes de rosée et me confondre à la cendre...

Les lointains souvenirs, les désirs d'ado­lescence,
les rêves d'enfance -joies fugitives et vaines espérances d'une vie entière –
arrivent tout de gris vêtus, semblables aux brumes vespérales du jour décli­nant.

La Lumière s'en est allée en d'autres lieux éta­blir ses joyeux campements.
Et si elle ne revenait plus jamais auprès de ses enfants impatients,
qui l'espèrent d'une foi ingénue ?

Quel est ce pressentiment qui vient sourdre du cœur,
éteignant le souffle d'une molle mélancolie...

Sombre Nuit, aurais-tu toi aussi quelque bienveillance pour nous ?
Que caches-tu là sous ton manteau, qui envahit subrepticement mon âme ?
Un baume délec­table s'égoutte de ta main, d'une gerbe de pavots.
Tu relèves du cœur les ailes appesanties.

Une indicible émotion s'insinue : je tressaille de joie.
Oh, le grave visage, tout empreint de douceur et de recueillement,
qui se penche vers moi et me montre, sous ses boucles entremêlées,
d'une mère l'aimable jeunesse!

Combien la Lumière me paraît alors niaise, indi­gente,
et combien heureux, l'adieu béni du jour!
Quoi, ce n'était donc que cela?

De crainte que la Nuit ne détournât de toi ceux qui te servent,
tu parsemas les espaces sidéraux de sphères lumineuses
censées proclamer ta puissance et annoncer ton retour,
durant le temps de ton éloignement.

Mais les yeux infinis que la Nuit ouvre en nous
paraissent plus célestes que ces étoiles scintillantes.

Leur regard porte plus loin, par-delà les cohortes extrêmes du firmament

Nul besoin du jour pour sonder le cœur aimant
et combler d'inef­fable volupté un espace privilégié.

Célébrons donc la reine universelle,
annonciatrice des mondes sacrés,
sauvegarde de l'amour bienheureux :
c'est elle qui t'envoie, tendre amante, aimable soleil nocturne !

À présent je veille, car je t'appartiens, comme je m'appartiens moi-même.

En décrétant que la Nuit me fût vie, tu me fis véritablement homme.
Que ta flamme spectrale consume mon corps,
et que je m'unisse plus intimement à toi en effluve subtil,
pour une nuit de noces éternelle !


[…]

Je vis chaque jour
De foi, de courage,
Et je meurs chaque nuit,
Du feu de l’extase.






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